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— Elle ne viendra point, monsieur le baron. Elle n’a point cherché à me rencontrer et pour ma part, malgré bien des efforts, je n’ai point découvert où se cache madame de Montjouvent.
— Je sais qu’elle ne viendra pas ! répondit Jérôme de Galand en songeant : « Et pour cause ! »
On venait de découvrir deux corps de femmes écorchés et décapités, côte à côte, à peine ensevelis sous mince linceul de terre. Une fois encore, les cadavres portaient des traces de soufre.
Le policier, perplexe, les mains jointes derrière le dos, se souleva à plusieurs reprises sur la pointe des pieds, en des mouvements rapides et souples. Les talons touchaient le sol avec un petit bruit irritant.
Il jeta un regard las au simoniaque.
— Très bien. Annulez… « la fête Satanique » que je devrais donner demain. Trouvez un prétexte, le service de monsieur le prince de Condé, ce que vous voudrez. Faites savoir que je double la somme proposée à qui saura le mieux organiser cette fête qui aura lieu dans trois jours, et faites-le en répandant le bruit que vous ne me voulez point décevoir, car je suis généreux et bonne relation pour l’avenir. Ainsi, vous n’aurez point de peine à réclamer la baronne de Montjouvent, à l’exclusion de toute autre. M’avez-vous compris ?
— J’ai compris, monsieur le baron.
Galand réfléchit un instant, puis :
— Vos deux putains se portent bien mais l’une est grosse.
Il regarda le simoniaque dans les yeux et l’homme fut troublé de découvrir une réelle attention et pareillement compassion dans le regard ordinairement si dur du chef de la police criminelle :
— Il n’y aura jamais de fête, bien entendu. Les deux cents livres vous sont destinées si vous acceptez de changer de vie.
— Deux cents livres ! répéta le simoniaque qui, cependant, fut embarrassé.
Il réfléchit et confessa bientôt :
— Mais… Je ne sais rien faire !
Jérôme de Galand eut un petit sourire.
— Mais que croyez-vous ?… Moi aussi je ne savais rien faire, c’est pour cela que j’ai choisi ce métier que j’ai appris à aimer. Vous achèterez échoppe, vivrez avec vos femmes et élèverez en bon esprit le nouveau-né qui va venir à votre amie. N’oubliez point que j’aurai toujours surveillance de votre comportement et que vous qui fêtez Satan, vous n’avez encore rien vu : votre diable n’est qu’une mazette face à une de mes colères.
L’homme se retira, troublé.
Joseph, incrédule, recula à l’intérieur des « Armes de Saint-Merry » en voyant arriver Nissac et Mathilde. Il balbutia :
— Monsieur le comte… Madame la baronne…
Le couple répondit à son salut et Nissac réclama une table pour trois qui fût tranquille et bien retirée des autres. Lorsque le vin arriva, et c’était le meilleur cru, Nissac désigna la chaise vide :
— Asseyez-vous, Joseph, je vous en prie. Joseph, stupéfait, hésita. Le comte reprit :
— Joignez-vous à nous et laissez faire votre commis. Tiens, ce n’est plus l’homme de Jérôme de Galand ?
Joseph, toujours debout, répondit :
— Depuis que Mathilde… Pardon, madame de Santheuil ne vient plus en sa maison, le lieutenant de police a repris son sergent. Il manque d’archers, m’a-t-il expliqué.
Le comte soupira :
— Décidément, Joseph, vous ne voulez point boire avec nous ?
Joseph observa la belle robe de madame de Santheuil, l’habit soigné du comte, la cape noire et le chapeau marine à plumes blanches et rouges posés sur une chaise. Il rassembla son courage :
— Ce n’est point ma place, monsieur le comte, mais si vous insistez…
Il s’assit au bord de la chaise. Tous trois se regardèrent en silence. Mathilde se sentait heureuse de retrouver sa maison, sa rue et Joseph, ce voisin qui l’avait toujours protégée et pour lequel elle ressentait grande affection et sentiment étrange qu’elle ne savait définir.
Le comte s’éclaircit la voix, puis :
— Joseph, aussitôt la Fronde écrasée et croyez-moi, elle le sera, j’aimerais épouser madame la baronne de Santheuil afin qu’elle devienne comtesse de Nissac. Y consentez-vous ?
Joseph regarda le comte avec stupéfaction, Mathilde jeta à son amant un regard qu’elle voulait faire croire amusé mais qui ne l’était point, grande angoisse perçant sous l’artifice.
La voix du comte se durcit :
— Mathilde n’est point demoiselle sortant du couvent, étant veuve, mais votre agrément m’est nécessaire. Consentez-vous, Joseph ?
Joseph se sentit arrivé au bout d’un très long chemin. Horrifié, bien entendu, à l’idée de devoir expliquer comment il avait laissé s’égarer en la grande ville inconnue petite fille qui était sienne, mais qu’il ne pouvait plus nourrir.
Horrifié, et heureux. Il affronterait le regard de son enfant, sa colère, son mépris peut-être, et tout cela serait sans doute justice, chose bonne et nécessaire.
Et délivrance !
Il éprouva un profond sentiment d’affection pour l’aristocrate prestigieux, ce général couvert de gloire et cet intrépide chef de la plus étonnante des bandes royalistes qui fut jamais. Le comte, en le forçant, lui donnait la seule chance de jamais s’expliquer et d’obtenir un possible pardon.
S’étonnant à peine de sa propre audace, il posa sa main sur celle de Nissac :
— J’y consens avec le plus grand plaisir car je sais qu’avec vous ma fille sera heureuse.
Nissac prit la main de Mathilde et la posa sur celle de son père avant d’y placer la sienne.
— Merci de consentir à notre bonheur ! dit le comte.
Puis il se leva, vida son verre d’un trait, posa sur ses épaules sa longue cape noire, coiffa son chapeau marine au bord rabattu sur les yeux et aux hautes plumes rouges et blanches.
Enfin, souriant à Mathilde et Joseph :
— Je m’en vais faire courir mon cheval qui est jeune et ardent à la course. Je serai sans doute de retour dans deux heures, car vous avez bien des choses à vous dire.
Et il se retira sans rien ajouter.
Au carrefour de la rue du Trahoir, le comte de Nissac se dirigea vers la Porte de Buci par la rue Dauphine et passa devant l’hôtel de Condé où se voyait grande activité, messagers arrivant et repartant en toute hâte, peloton rendant les honneurs au carrosse d’un grand seigneur venu faire sa cour ou proposer ses services.
Dès qu’il atteignit les premiers champs, le comte poussa son cheval sur une lieue puis lui fit adopter galop plus sage.
Nissac s’interrogeait non point sur l’utilité de la rencontre qu’il venait de provoquer entre Mathilde et son père – il la croyait nécessaire, la rendant donc inévitable – mais sur les chances qu’elle aboutisse à un résultat heureux.
Cette affaire le déchirait. Il comprenait la décision de Joseph, quinze ans plus tôt, comme elle avait dû lui coûter et combien le hasard y présida : l’enfant, s’éloignant d’elle-même – vers son destin, qui était de le rencontrer un jour ? –, précipitait la décision tacite des parents.
Mais pareillement, il comprendrait que Mathilde refusât d’entrer en ces considérations, ne se souvenant que de la terreur qui avait été sienne lorsqu’elle s’était retrouvée seule en cette grande ville inconnue.
Il revint vers Paris au pas, songeant que deux choses pouvaient pousser Mathilde à la clémence. Tout d’abord le remords de Joseph, qui ne l’avait quitté à aucun des instants de sa vie. Ensuite, la terrible punition qui avait été la sienne puisqu’il avait perdu peu ensuite sa femme et tous ses autres enfants.
Le comte de Nissac entra « Aux Armes de Saint-Merry » le cœur serré d’angoisse et ce qu’il vit le convainquit sur l’instant de son échec car Mathilde et Joseph se tenaient tous deux aux extrémités de la table, ne se parlant point et ne se regardant pas davantage, tels gens qui se veulent ignorer l’un l’autre.
Nissac s’approcha, son chapeau à plumes à la main, se demandant quelle attitude adopter en ces circonstances lorsque, brusquement, tout changea. En effet, Mathilde se précipita en les bras de Joseph qui la serra contre lui, caressant délicatement ses cheveux, puis ils se séparèrent et, souriants et heureux, firent face au comte.
Mathilde prit la main du comte de Nissac et la porta à ses lèvres en disant :
— Merci, mille fois merci, cher amour, et excusez cette comédie mais nous voulions vous surprendre comme nous le sommes nous-même : j’ai retrouvé mon père.
— Et moi ma fille ! murmura Joseph en maîtrisant son émotion.
Le comte jeta son chapeau à plumes sur une table, avec cette élégance qui marquait chacun de ses gestes puis, d’un ton joyeux :
— Quoi de plus naturel ?